Aujourd’hui, de nombreuses victimes de violences sexuelles sont contraintes au silence en raison des menaces de poursuites en diffamation ou dénonciation calomnieuse qui pèsent sur elles.
L’article 29 de la loi du 29 juillet 1981 sur la liberté de la presse dispose :
« Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l’identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés ».
L’article 226-10 du code pénal définit la dénonciation calomnieuse comme :
« La dénonciation, effectuée par tout moyen et dirigée contre une personne déterminée, d’un fait qui est de nature à entraîner des sanctions judiciaires, administratives ou disciplinaires et que l’on sait totalement ou partiellement inexact, lorsqu’elle est adressée soit à un officier de justice ou de police
administrative ou judiciaire, soit à une autorité ayant le pouvoir d’y donner suite ou de saisir l’autorité compétente, soit aux supérieurs hiérarchiques ou à l’employeur de la personne dénoncée est punie de cinq ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende.
La fausseté du fait dénoncé résulte nécessairement de la décision, devenue définitive, d’acquittement, de relaxe ou de non-lieu, déclarant que le fait n’a pas été commis ou que celui-ci n’est pas imputable à la personne dénoncée.
En tout autre cas, le tribunal saisi des poursuites contre le dénonciateur apprécie la pertinence des accusations portées par celui-ci ».
Souvent qualifiées de « procédures bâillons », les plaintes pour diffamation ou dénonciation calomnieuse, si elles n’aboutissent pas toujours à une condamnation, poursuivent néanmoins le même dessein et suffisent souvent à intimider les victimes.
La victime d’une infraction sexuelle peut vouloir évoquer publiquement ce qu’elle a subi. L’amnésie traumatique, la souffrance générée par le viol ou l’agression sexuelle voire la peur des représailles sont tout autant de raisons pouvant justifier qu’une victime tarde à parler. Celle-ci peut également être animée par la volonté d’empêcher l’auteur présumé de continuer à nuire.
Lorsqu’une victime entend dénoncer publiquement une agression sexuelle ou un viol, elle doit généralement attendre l’issue du procès pénal et la condamnation définitive de l’auteur, au risque de violer la présomption d’innocence. Cette situation est problématique à plusieurs égards.
D’une part, elle aboutit à une inversion des rôles. C’est à la victime de se défendre et de faire la démonstration de sa bonne foi. Elle peut être vécue comme un énième traumatisme.
D’autre part, l’état du droit actuel et le mécanisme juridique de la prescription peuvent placer les victimes dans une véritable impasse. Par l’effet de l’écoulement du temps, les faits ne peuvent plus être jugés. La victime ne pourra donc jamais les porter devant un juge et obtenir un procès. Elle ne
pourra pas non plus les évoquer publiquement au risque qu’une plainte en diffamation soit déposée à son encontre.
La présomption d’innocence apparaît alors comme un garde-fou.
Si cette garantie doit être, évidemment, préservée, il semble toutefois pertinent de s’interroger sur les limites actuellement posées à la liberté d’expression.
La jurisprudence récente semble favorablement répondre à cette problématique puisque la Cour de cassation, par une décision rendue le 11 mai 2022 (1) a pu, dans une affaire jugée pour diffamation, retenir la bonne foi de la plaignante malgré l’absence de condamnation pour agression sexuelle de l’auteur désigné.
La Cour a notamment estimé que les propos incriminés s’inscrivaient dans un débat d’intérêt général – qui s’attachait à la libération de la parole collective – et reposaient sur une base factuelle suffisante.
Plus récemment encore, c’est la Cour européenne des droits de l’Homme qui a condamné la France pour violation de la liberté d’expression (2). L’affaire concernait la condamnation pénale de la requérante pour diffamation publique, à la suite d’allégations de harcèlement et d’agression sexuelle. La Cour a jugé que les juridictions nationales, en refusant d’adapter aux circonstances de l’espèce la notion de base factuelle suffisante et les critères de la bonne foi, avaient fait peser sur la requérante une charge de la preuve excessive en exigeant qu’elle rapporte la preuve des faits qu’elle entendait
dénoncer. Si la sanction pécuniaire infligée à la requérante ne saurait être qualifiée de particulièrement sévère, il n’en reste pas moins qu’il s’agissait d’une condamnation pénale, qui comporte, par nature, un effet dissuasif susceptible de décourager les intéressés de dénoncer des faits aussi graves que ceux caractérisant, à leurs yeux, un harcèlement moral ou sexuel, voire une agression sexuelle.
Si ces deux décisions constituent une avancée certaine pour les victimes en ce qu’elles tendent à favoriser la libération de la parole, une réelle réflexion doit néanmoins être amorcée autour des enjeux qui s’y attachent. La mise en œuvre de “procédures bâillons” demeure malheureusement trop souvent une menace pour les victimes de violences sexuelles, et les condamne au silence pour la plupart d’entre elles.
1 Cour de cassation, civile, Chambre civile 1, 11 mai 2022, 21-16.156
2 Cour européenne des droits de l’Homme, 18 janvier 2024, affaire n°20725/20, Allée c/ France